Nestor, lui, ne dormait pas encore. La nuit sur le Cinderella demeurait le meilleur moment pour s'y promener tranquillement, sans rencontrer des demeurés en train de s'égorger ou des couloirs bondés d'insultes en tous genres. Accoudé à la fenêtre du wagon vitré, il savourait les effluves de sa pipe, dont la gueule crachait à intervalles réguliers une légère fumée violette. Le corps embrumé du volute se tortillait en une danse sensuelle au dessus de sa tête, avant de sauter par la fenêtre et de s'évanouir dans la nuit claire.

Un gros bonhomme vêtu d'un caleçon et d'une chemise tâchée passa derrière lui, la main prise par une tasse de café fumante ; à cette heure là ? Il voulait s'accorder une nuit blanche, celui-là. Ne s'ennuyant pas et n'étant pas de mauvaise humeur, il ne se retourna pas pour lui demander son pass – qu'il n'aurait de toute façon pas sur lui à cette heure-ci.

Sa pipe s'éteignit dans un dernier souffle. Il jeta les cendres de son tabac aux quatre vents avant de refermer la petite fenêtre. Il rangea son nécessaire dans la poche de son manteau de controller avant de quitter le wagon aussi rapidement qu'il l'avait gagné.
Les dortoirs étaient étrangement calmes mais de toute façon, il n'était pas agent de sécurité et ce n'était pas son travail de surveiller tout le monde. Néanmoins, il semblait que si lorsque, le voyant arriver, l'homme qui tenait son café s'approcha de lui.

-On a une déchaînée dans ce dortoir, elle ne veut pas se calmer !

Nestor haussa un sourcil perplexe et entra dans rien dire. Il s'attendait à voir une vieille femme possédée par le diable qui détruisait tout sur son passage – la fatigue, sans doute – mais ne découvrit d'une jeune femme d'une vingtaine d'année qui se contorsionnait dans son lit, en proie certainement à un cauchemar. Des bulles semblables à des bulles de savon se frayaient un chemin jusqu'à ses lèvres mais elle ne semblait pas en souffrir...

L'homme alluma la lumière, éblouissant les autres passagers déjà réveillés et dévora les quelques mètres qui le séparaient du lit de la jeune femme. Il se pencha dans sa direction, saisit son épaule, et la projeta sèchement sur le sol. Le choc allait certainement la réveiller, à moins que sa crise ne soit réellement maladive.

-Eh, mademoiselle...Désolée de vous déranger mais certains aimeraient dormir.

Le fait que la jeune femme ne se formalise pas d'un réveil aussi brutal étonna réellement Nestor ; si elle était si impulsive dans ses rêves, elle devait certainement l'être dans la réalité. Une odeur familière flottait dans l'air et semblait venir de la jeune femme.
Il pensait qu'elle ne s'était pas lavée depuis un certain temps mais cette hypothèse fut radicalement écartée lorsqu'il sentit une haleine suintant l'alcool s'échapper dans la membrane des bulles qu'elle produisait avec sa bouche.

-Bon sang, vous schlinguez l'alcool ma fille !

Il recula de quelques pas, écœuré – une cuite dans sa jeunesse lui avait fait détester l'alcool sous toutes ses formes – et se tourna vers les autres habitants du dortoir. Certains s'étaient levés à leur tour afin d'aider la jeune femme à se relever et à s'asseoir sur le lit. Une femme d'une quarantaine d'année ramassa les draps qu'elle déposa sur le lit de l'incongrue.

-Qui est cette demoiselle ?

-C'est une des controller du train, m'sieur. Elle est là depuis quelques mois et elle fait souvent du grabuge quand elle dort, c'est plus supportable, m'sieur.

Nestor avança une main en direction de la jeune femme et fit éclater quelques bulles qui sortaient de sa bouche. Il pensa aussitôt que c'était sa manière à elle de vomir car la mine qu'elle affichait depuis son réveil se révélait tout simplement épouvantable.

-Mais d'où sortent toutes ces bulles ?

La montre d'un des passagers sonna ; il était près de trois heures du matin et certains désiraient certainement dormir.

-Je crois que c'est vous qu'on devrait sortir. Venez avec moi.

Sans attendre d'avis ni de réponse, il chercha une veste et saisit la première qui lui tomba sous la main. Il la fit voleter en l'air avant de la poser sur les épaules de la demoiselle. Puis il la saisit par le bras avant de lui indiquer la sortie. Voyant qu'elle ne réagissait pas, il exécuta une pression entre ses omoplates afin qu'elle comprenne qu'il fallait avancer. Quelques grognements de soulagement retentirent derrière eux lorsqu'ils quittèrent le dortoir. La porte se referma rapidement comme la traduction d'un « Eh bien, tout de même ! »

Il appuya la jeune femme contre le mur du couloir avant de chuchoter quelques mots afin de ne pas réveiller ceux qui pouvaient enfin s'abandonner au sommeil.

-Comment voulez-vous être en forme le lendemain si vous n'êtes pas foutu de vous tenir correctement ! Il faut se prendre des cuites quand vous êtes sure que quelqu'un va vous remplacer...

Il soupira, se demandant si elle était foutue de comprendre quelque chose.

-Allez dormir où vous ne dérangerez personne.

Il tourna les talons et esquissa un pas.

- Au fait, je suis Monsieur Lawford. On est collègues, au passage.