- Brelan.
- Suite.
- Carré.
- ... Merde.
Fin de soirée à
La Réserve. Ce petit bar style saloon de ces bons vieux westerns, lieu de rencontre des 2nd Class par excellence, après l'euphorie habituelle des douze coups de minuit, s'était radicalement vidé pour arriver, à presque quatre heures du matin, à une ambiance de fermeture. La plupart des tables avaient déjà été débarrassées et nettoyées, le sol avait besoin d'un bon coup de balai, marqué de diverses empreintes de pas, jonché de flaques d'alcool et de détritus en tous genres. Le piano dans un coin de la salle s'était tu, une vieille radio retransmettant country et autres chansons folkloriques le relayait. Derrière un comptoir en bois usé, le tenancier essuyait des verres en fredonnant les airs qui passaient.
Et puis, il y avait les éternels couche-tard, ceux qui ne débarrassaient le plancher que quand on les virait pour fermer. Ayant depuis bien longtemps renoncé à commander verre sur verre pour se servir directement à la bouteille, on n'entendait qu'eux dans le bar déserté, mais ils ne s'en formalisaient pas, enfermés dans une bulle de paroles et de rires gras. Il n'étaient pas fatigués; pour certains la nuit était pareille à l'après-midi, ou figurait même un long petit-déjeuner à savourer avant de partir travailler.
Parmi les traînards du bar ce soir-là, il y avait Fûu. Elle était tombée sur cette bande de soulards à tendances machos en chassant, et avait consenti, par une mystérieuse inspiration lui soufflant qu'ils pourraient faire une bonne compagnie pour la nuit, à traquer quelques bestioles, puis à rallier leur place de prédilection pour savourer la fin de la journée... Vers minuit. Le tout s'était terminé en parties de cartes, et les quatre chasseurs y étaient encore, enchaînant les parties et les bouteilles vides.
Et, comme une loi physique, plus les mises augmentaient, plus la demoiselle perdait.
- Oh, allez chérie, même pas une petite paire?
- Que dalle, nada. Vous m'portez la poisse les gars.
Nullement agacée par l'abandon de la déesse de la chance, la jeune femme répliquait de son ton égal, presque blasé. De toute façon, c'était pas comme si elle n'avait pas l'habitude d'être fauchée et endettée. Et puis, ça irait, c'était la dernière. Il était temps de mettre un terme à la soirée. Fûu voulait profiter de Dame Aurore pour se coucher.
- Bon, pour rembourser le truc, c'est quand, où, comment?
Bien sûr, elle doutait qu'elle reverrait ces types un jour. Alors, leur rendre l'argent qu'elle leur devait... Si un jour elle l'avait...
- Bah, t'as qu'à nous ramener une belle pièce, et on sera quittes. Mais ne l'abîme pas trop avec ton... truc, là. On revend la peau nous.
- Ok.
Là dessus, la seule représentante de la gente féminine du bar déserta.
Elle n'erra pas trop longtemps entre les wagons avant de regagner sa cabine, pourtant ce court moment eut le temps de lui faire passer toute envie de dormir. Finalement, elle n'ouvrit sa porte que pour la refermer, et repartir en sens inverse.
Elle se promena un moment dans des endroits qu'elle n'avait pas encore eu le temps de découvrir, ou dont elle ne se souvenait plus, et puis arriva jusqu'au wagon jungle. Là, en dépit de toute règle de prudence - sachant qu'elle était une 2nd Class et que le wagon Jungle était l'un des terrains de jeu des 1st -, elle s'endormit, en équilibre sur une branche d'un arbre plus ou moins haut.
Lorsqu'elle se réveilla, elle était indemne, et le jour levé. Sautant au sol, veillant à ne pas trop s'accrocher aux ronces qui dépassaient de toutes parts, elle reprit sa marche, comme si elle ne l'avait jamais interrompue. Elle songeait vaguement au fait qu'elle pourrait profiter d'être ici pour régler directement sa dette de la veille. Elle était rarement aussi fraîche dès le réveil, elle dont les grasses matinées étaient de véritables gueules de bois qui la privaient de tout mouvement brusque pendant plusieurs heures.
Elle marchait encore entre les arbres, écoutant attentivement les bruits de la jungle, s’imprégnant de son atmosphère moitie, quand elle entendit qu'on l'interpelait. Tiens, un humain, dans cette jungle? Encore un collègue? Meringue... Ce nom ne lui évoquait rien, mis à part la faim qui commençait à lui ronger l'estomac. Se retournant pour faire face à une jeune fille qu'elle trouva suffisamment ordinaire pour ne pas constituer une menace, suffisamment ingénue - en même temps, qui se présentait ainsi au premier inconnu qui passait dans un tel endroit? - pour la juger inintéressante, elle se contenta de lui adresser un haussement d'épaule pour toute réponse. D'aucuns auraient pris ça pour une provocation. Mais Fûu avait juste d'autres chats à fouetter. Dans le sens propre du terme, d'ailleurs. Seulement, en attendant, l'adolescente qui lui avait parlé lui avait rappelé qu'elle n'avait rien mangé de très nourrissant depuis l'avant-veille, et que cela commençait à se faire sentir. Elle fit donc quelques pas, ignorant purement et simplement sa prétendue interlocutrice, et cueillit le premier fruit qu'elle dénicha à portée de main. Elle n'en connaissait aucun qui avait cette forme, mais ne s'en soucia pas, dégainant un canif de poche pour l'éplucher. Quant à la présence qu'elle sentait encore dans son dos, elle ne s'en souciait plus depuis la deuxième seconde où elle l'avait vue. Elle n'avait certainement pas l'intention de rester avec elle. Elle voulait du 1st Class à dépecer elle, maintenant.